DÉTERMINISMES SOCIAUX ET LIBERTÉ HUMAINE(*)
Le problème de la sociologie appliquée ou pratique tend à prendre une importance de plus en plus considérable dans le monde d’aujourd’hui. Le succès du contrôle des forces physiques par les sciences de la nature pousse les sociologues à se demander s’il ne serait pas également possible de contrôler les forces sociales, ce qui permettrait à l’humanité « pour la première fois, en son million d’années d’existence, de modeler d’une façon délibérée et intelligente son avenir [...]. La conquête de la société sera le plus grand triomphe de la carrière humaine. À côté, même la conquête de l’espace interplanétaire apparaîtra une chose insignifiante »(1). Mais il faut bien avouer que les premières tentatives de ce contrôle ont été décevantes, au point que certains sociologues des États-Unis se laissent maintenant emporter par une vague de brusque pessimisme. C’est qu’une sociologie appliquée doit commencer, pour pouvoir connaître ses possibilités comme ses limites, par résoudre le problème des rapports entre 1e déterminisme et la liberté – et à le résoudre non pas en philosophe, mais en sociologue. De là l’importance du récent livre de M. Gurvitch, Déterminismes Sociaux et Liberté Humaine(2).
M. Gurvitch avait déjà certes rencontré le problème de la liberté dans des ouvrages antérieurs, en particulier dans Morale Théorique et Science des Mœurs (2e éd., 1948). Mais on y sentait encore l’influence de la phénoménologie de Husserl et de Scheler. Son "intuition volitive", son « expérience intégrale de l’immédiat par delà l’écorce des concepts, des jugements et des intérêts », son idée que, des trois paliers de l’expérience morale, décision, choix, création, c’est le dernier qui imprime aux deux autres toute leur signification, rappe- laient le procédé de la réduction phénoménologique. On doit y voir sans doute un des points de départ de la découverte de la sociologie en profondeur ; mais avec cette dernière, le point de vue a complètement changé : l’empirisme a remplacé la phénoménologie. Il n’y a plus réduction, mais découverte de strates de plus en plus cachées. Il n’y a plus mouvement à sens unique, mais hiatus, tensions, conflits, va-et-vient incessant entre les divers paliers de la réalité sociale. Cet empirisme était pourtant en germe déjà dans Morale Théorique et Sciences des Mœurs, par exemple quand M. Gurvitch constatait qu’« il y a des périodes historiques, des cercles de civilisation, des types de groupes, des formes de sociabilité, enfin des individus, dans l’expérience morale desquels prédomine, soit l’actualité de l’expérience du devoir, soit l’actualité de l’expérience des valeurs, soit l’actualité de l’expérience de la liberté [...], des époques, des civilisations, des groupes et même des circonstances concrètes, où l’expérience collective prédomine à différents degrés sur l’expérience individuelle [...], d’autres époques, groupes, civilisations où prédomine plutôt l’expérience individuelle, à moins que les deux modes ne s’affirment comme équivalents »(3 ). De telle façon que la phénoménologie n’avait été qu’un des points de départ méthodologique pour retrouver toute la richesse du concret, masqué par la sociologie rationaliste, et qu’il lui suffisait de la laisser tomber en cours de route, comme un vêtement inutile. Il est vrai aussi que réciproquement Déterminismes Sociaux et Liberté Humaine retrouve une échelle des degrés de la liberté humaine, qui va de "la liberté arbitrant selon les préférences subjectives", jusqu’à "la liberté création" et il semble que l’histoire suive la voie royale de cette marche ascensionnelle, car elle nous fait passer de la première forme, dans les sociétés de "tribus claniques concurrencées par des bandes familiales" jusqu’aux formes collectives les plus intenses de liberté dans nos sociétés contemporaines. Mais l’histoire n’y devient pourtant pas une révélation indirecte de l’inversion phénoménologique, d’abord parce que les jugements de valeur sont exclus de cet exposé et en second lieu, parce que les formes de la liberté dépendent de certaines conditions de l’existence concrète. On n’est plus en présence d’une "réduction" mais de types de structures globales.
Nous touchons ici à un nouvel approfondissement de la sociologie de M. Gurvitch. On se souvient que, dans ses Éléments de Sociologie Juridique, 1940, effrayé par la complexité des sociétés globales, il se refusait à en établir une typologie unique et générale, se proposant seulement d’en présenter des classifications différentes suivant le point de repère choisi, économique, religieux, politique, etc. Ce point de vue prudent pouvait se justifier en soi. Mais le danger consistait dans la tentation de désintégrer finalement la sociologie entre toute une série de sciences sociales particulières. Durkheim avait bien vu que ce genre de classification n’avait pas un gros intérêt sociologique : « La France, depuis ses origines, a passé par des formes de civilisation très différen- tes ; elle a commencé par être agricole, pour passer ensuite à l’industrie des métiers et au petit commerce, puis
(*) Cahiers internationaux de Sociologie, vol. 18, 2e année, janvier-juin 1955, pp. 160-174.
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Ralph LINTON, The Study of Man, New York, 1936, p. 489.
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Georges GURVITCH, Déterminismes Sociaux et Liberté Humaine. Vers l’Étude Sociologique des Cheminements de la Liberté, Bibliothèque de Sociologie Contemporaine, Presses Universitaires de France, 1955, 301 p.
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G. GURVITCH, Morale théorique et Sciences des Mœurs, P. U. F., 2e éd., 1948, pp. 195-196.
B ASTIDIA N A 47-48, juil.-déc. 2004.